Par Camille Bourgeois, consultante chez CHEFCAB

« Le lundi 5 mai marquait cette échéance symbolique : cent jours, et déjà une saignée dans les budgets publics, une mise au pas idéologique de la recherche, et une attaque frontale contre les institutions académiques »

Cent jours ont suffi pour voir se dessiner, dans toute sa brutalité, le projet trumpien : une Amérique refermée sur elle-même, armée jusqu’aux dents, mais désarmée face aux défis intellectuels du siècle. Le lundi 5 mai marquait cette échéance symbolique : cent jours, et déjà une saignée dans les budgets publics, une mise au pas idéologique de la recherche, et une attaque frontale contre les institutions académiques. Le projet de loi budgétaire présenté par la Maison Blanche prévoit 163 milliards de dollars de coupes fédérales. Éducation, santé, logement, climat : tout y passe. Tout, sauf les armes. Le budget de la Défense augmente de 13 %, celui de la Sécurité intérieure de 65 %. L’Amérique, pour Donald Trump, doit protéger ses frontières. Mais en négligeant ses savoirs, ses formations et ses compétences, elle se dépouille de ses défenses les plus précieuses.

« L’éducation n’est plus un investissement stratégique. Elle est devenue un champ de bataille idéologique, minée par l’obsession de “l’anti-wokisme” et la volonté de “dé-marxiser” les écoles »

Dans ce paysage dévasté, la suppression du ministère fédéral de l’Éducation cristallise les tensions. Faute de majorité suffisante au Sénat, Trump en a confié la mise à mort progressive à sa ministre Linda McMahon, déjà à l’origine de la suppression de la moitié des effectifs du ministère. L’éducation n’est plus un investissement stratégique. Elle est devenue un champ de bataille idéologique, minée par l’obsession de “l’anti-wokisme” et la volonté de “dé-marxiser” les écoles. Harvard, accusée de laxisme face aux manifestations pro-palestiniennes, en est devenue la cible privilégiée. En avril, l’université s’est vue retirer 2,2 milliards de dollars de subventions fédérales. La Maison Blanche exige désormais des réformes politiques internes, sous peine d’interdiction d’accueillir des étudiants étrangers.

« Ce renversement historique ne signe pas seulement le reflux d’une hégémonie intellectuelle, il ouvre une fenêtre stratégique pour les puissances académiques concurrentes »

Ces attaques ne sont pas sans conséquences. Elles fissurent l’attractivité historique du système universitaire américain. Un phénomène inattendu s’installe depuis quelques semaines : un brain drain inversé. Autrefois terre d’accueil des chercheurs du monde entier, les États-Unis voient désormais leurs propres scientifiques tourner les talons. Selon Nature Careers, les candidatures de chercheurs américains à des postes à l’étranger ont bondi de 32 % au premier trimestre 2025. La hausse a atteint 41% pour les départs vers le Canada. En mars dernier, l’audience du site de recrutement scientifique “Nature” en provenance des États-Unis a augmenté de 68 % par rapport à l’an dernier. Près de 75 % des chercheurs sondés affirment “envisager sérieusement de quitter le pays”. Dans le même temps, les candidatures en sens inverse chutent. Ce mouvement, encore embryonnaire, n’en est pas moins significatif. Il traduit tout le malaise, la désillusion, la crainte d’un climat devenu hostile à la science et à l’épanouissement professionnel de celles et ceux qui façonnent les compétences de demain.

Ce renversement historique ne signe pas seulement le reflux d’une hégémonie intellectuelle, il ouvre une fenêtre stratégique pour les puissances académiques concurrentes. L’Europe, le Canada, l’Asie : tous comprennent que le moment est propice pour attirer ce capital humain de haut niveau. Ce 5 mai, à la Sorbonne, Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen dévoilaient l’initiative “Choose Europe for Science”, bras tendu aux chercheurs en rupture avec l’Amérique de Trump. En France, l’université d’Aix-Marseille a anticipé le mouvement en lançant, dès mars, “Safe place for science”, doté de 15 millions d’euros pour accueillir une quinzaine de scientifiques internationaux. Mais dans cette course à l’attractivité, la compétition sera rude. Salaires, stabilité des financements, perspectives de carrière : les talents ne se contenteront pas d’un accueil symbolique. Si l’Europe veut transformer l’essai, elle devra faire la preuve qu’elle peut conjuguer ambition scientifique, moyens à la hauteur et liberté académique. Sans quoi cette fuite américaine se fera au détriment du vieux continent.

« Il ne s’agit pas simplement d’attirer des chercheurs désabusés ou de capitaliser sur les failles du système américain. Il s’agit de maintenir la recherche mondiale à flot, de préserver un socle de coopération scientifique dans un monde fragmenté »

Surtout, il ne faut pas se méprendre sur l’enjeu. Il ne s’agit pas simplement d’attirer des chercheurs désabusés ou de capitaliser sur les failles du système américain. Il s’agit de maintenir la recherche mondiale à flot, de préserver un socle de coopération scientifique dans un monde fragmenté. Lorsque l’Amérique nie le changement climatique, coupe les subventions sur les vaccins ou censure la diversité des savoirs, elle ne se replie pas seulement sur elle-même : elle abdique sa responsabilité globale. Or, face aux défis sanitaires, énergétiques ou climatiques, la science est un levier de stabilité. C’est elle qui permet l’anticipation, l’innovation, la diplomatie technique. Elle irrigue également les systèmes éducatifs, les filières professionnelles, les formations tout au long de la vie. L’effondrement de la recherche américaine serait une perte nette pour la planète entière. Face à cette faille, il revient aux autres puissances de prendre le relais. Offrir un refuge aux chercheurs menacés, certes. Mais surtout affirmer un modèle où la science reste un bien commun, une force de projection, un socle de dialogue dans un monde fragmenté. L’avenir ne se jouera pas seulement dans les urnes ou sur les marchés, mais dans les laboratoires, les universités, et les centres de formations. Là où se construisent les réponses. Car dans un monde fracturé, ceux qui investissent dans la connaissance dessinent les lignes de force du monde à venir.